lundi 24 octobre 2016

Maison hantée, Shirley Jackson

Comme l'automne me met de mauvaise humeur, retour aux classiques, avec le parfait roman de maison hantée de Shirley Jackson.
The haunting of Hill house a été publié aux Etats-Unis en 1959, c'est l'avant-dernier roman de Shirley Jackson à être édité de son vivant. Il est traduit une première fois à la Librairie des Champs-Elysées en 1979 sous le titre Maison Hantée, et régulièrement réédité, notamment sous le titre Hantise en 1999, pour accompagner la sortie du mauvais film de Jan de Bont. C'est de cette édition dont je parlerai, car c'est celle que je fréquente depuis un bon nombre d'années. Le texte est traduit par Dominique Mols.
On considère souvent qu'Hantise est l'un des meilleurs romans de maison hantée du vingtième siècle (je suis absolument d'accord*). De nombreux auteurs s'en sont inspirés, dont Stephen King, qui en parle avec passion dans Anatomie de l'horreur.



"Aucun organisme vivant ne peut connaître longtemps une existence saine dans des conditions de réalité absolue. Les alouettes et les sauterelles elles-mêmes, aux dires de certains, ne feraient que rêver. Hill House se dressait toute seule, malsaine, adossée à ces collines. En son sein, les ténèbres. Il y avait quatre-vingt ans qu'elle se dressait là et elle y était peut-être encore pour quatre-vingt ans. A l'intérieur, les murs étaient toujours debout, les briques toujours jointives, les planchers solides et les portes bien closes. Le silence s'étalait hermétiquement le long des boiseries et des pierres de Hill house. Et ce qui y déambulait, y déambulait tout seul."

C'est avec ces premières phrases que s'ouvre l'aventure du Dr Montague, chercheur décidé à prouver l'existence du surnaturel en faisant résider dans une maison réputée hantée quelques invités "sensibles" aux puissances magiques. Son choix s'arrête sur Hill House, vaste demeure du XIXe siècle, isolée au coeur des collines, et dont nul locataire n'est resté plus de quelques semaines.
Il a pour invités Théodora, artiste un peu bohème, Luke, futur héritier de la demeure, et Eléonore, jeune femme fragile et timide, qui a jusqu'à ce jour vécu très isolée, et deviendra le personnage central du récit.
Hill House, nous le savons très vite, est "abominable": son concepteur a fait varier les angles de quelques degré dans la construction, donnant une permanente sensation de malaise, certaines pièces sont sans fenêtres ou inexplicablement froides, et les portes se ferment toutes seules.
La nuit, s'y produisent toute sortes d'évènements troublants qui mettent à rude épreuve les nerfs des quatre invités, et plus particulièrement ceux de la délicate Eléonore.

Comme le dit Stephen King, auteur lui aussi d'une histoire de maison hantée avec le célèbre Shining, la peur la plus forte est provoquée par l'ignorance, et l'imagination laissée sans brides (ce que savait aussi Goya, pour ne pas se priver d'un lieu commun).
Dans Hantise, on ne voit rien qui ne puisse être expliqué par les potentielles faiblesses psychologiques des quatre invités : ils sont persuadés qu'il doit se passer quelque chose, et il se passe quelque chose. Cependant, une fois la crise passée (des coups sur les portes, des ricanements, ou des visions inquiétantes...) rien ne subsiste pour prouver la réalité de l'attaque, et la fragilité des témoins est mise en avant.
Hill House donne à l'écriture très maîtrisée de Shirley Jackson un contexte à sa mesure : comme les couloirs de la maison, comme la psyché de la très angoissée Eléonore, ses phrases sont pleines de tours et de détours subitement inquiétants.
Shirley Jackson utilise une langue très simple, presque enfantine, avec de multiples répétitions, qui donnent à l'histoire son aspect inquiétant, comme si quelque chose d'autre que soi ruminait les pensées que l'on est en train d'avoir.
La gradation dramatique évolue en quelques jours, et en à peine 250 pages : dès les premiers instants du récit, le lecteur se doute qu'Hill House est hantée, et les premiers évènements se produisent très vite. L'arrivée de deux nouveaux personnages, au deuxième tiers du récit, des "sceptiques" est ici plus bienvenue que dans Le cadran solaire : ils permettent de renouveler l'intérêt du récit en soutenant la thèse de la partialité des témoins, en apportant une touche d'humour, et offrent un court répit dans l'escalade des phénomènes.
L'auteur, comme je le disais plus haut, nous permet d'entrer dans le récit en nous faisant sympathiser avec Eléonore, petit personnage pitoyable (que l'on prend en pitié), et qui semble partager avec elle de nombreux points communs, dont sa façon de se mettre au service des autres (et d'une mère tyrannique) ainsi que ce désir de s'émanciper.
Eléonore est parfaitement écrite, dans ses angoisses liées à la fréquentation d'étrangers comme dans ses réactions aux manifestations surnaturelles, et c'est sur elle que repose une bonne part de la réussite du roman. Grâce à ce narrateur dont les troubles intérieurs semblent peu à peu envahir le récit, il sera finalement impossible de déterminer si une force surnaturelle est bien à l'oeuvre à Hill House.
Le roman est à ce titre l'héritier des romans gothiques du XIXe siècle, auquel Shirley Jackson applique ses obsessions personnelles.
Enfin, dans Hantise, les différents niveaux de narration et d'interprétation se percutent : le roman d'ambiance est ponctué d'actions violentes, le récit d'exploration se réduit à un seul lieu, le réel et les fantasmes de l'inconscient se rencontrent sans cesse, et les phrases elles-mêmes sont à double entente, leur interprétation finale laissée au lecteur.

Pour conclure, j'aime particulièrement ce roman -dont je prête volontiers ma vieille édition- d'autant plus qu'il est court, particulièrement efficace, et qu'il imprègne l'imaginaire de nombreux récits fantastiques qui l'ont suivi. L'adaptation cinématographique de Robert Wise, de 1963, très fidèle à l'esprit du roman, est tout à fait recommandable.

Hantise, Shirley Jackson, Pocket, collection terreur, 1999.
(une réédition sous le titre La Maison hantée est prévue chez Rivages pour début novembre).

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* Si tu as un autre livre à me conseiller pour ce titre envié, cite-le dans les commentaires, je te prie, et je le lirai. Et je serai contente.


jeudi 13 octobre 2016

Un mois vu et lu, septembre 2016

C'était la rentrée, on y a globalement survécu.

Des séries :
Impression globale : trop de boulot, besoin de détente à bas coût intellectuel. Et ça se ressent un peu, avec l'impression persistante d'avoir dans l'ensemble perdu mon temps...
 
The expanse
Un space-opéra traditionnel hybridé avec une enquête policière. On y suit deux narrations et deux anti-héros : l'un, capitaine de vaisseau, est un petit gars propre sur lui trop intelligent pour son propre bien, tout comme la SF américaine les aime bien (et sa super équipe et son super vaisseau), l'autre est un flic corrompu mais tenace, avec un chapeau mou inutile dans l'espace mais fidèlement porté. Les deux enquêtes se rencontrent, les personnages féminins sont très bien, mais malgré des acteurs sympathiques, tout reste très, très classique.

Outsiders
En matière de série, j'ai globalement très mauvais goût.
Ma dernière expérience dans ce registre est la série Outsiders, honteux sous-produit de Sons Of Anarchy, qui ne décide jamais si elle est la petite maison dans la prairie, le Seigneur des anneaux ou un documentaire M6 sur l'exploitation de la nature par les grandes entreprises.
On y suit une très grande famille de laissés-pour-compte, les Ferell, qui vivent depuis un bon bout de temps (les vagues d'immigrations Américaines? Les Indiens ? les scénaristes laissent ça sur le côté, il ne faudrait pas lasser le public) sur leur montagne, parlent une langue étrange qui ressemble à du Hobbit, pratiquent le troc et sont gouvernés par une matriarche intransigeante à la langue bien pendue. Comme ils se marient entre eux, ils s'appelent tous cousins sans le moindre second degré (oui, vraiment). Pour la coolitude, ils ont cheveux et barbes longues, et une production d'alcool locale légendaire, dont la série nous apprendra que ne la boit pas qui veut (il vaut mieux avoir le foie en adamentium trempé).
Evidement, ça ne se passe pas très bien avec les habitants de la petite ville en bas de la montagne, dans laquelle ils ne passent que pour piller l'épicerie en quad (oui, vraiment bis). Mais nos outsiders vont se retrouver contraints à parlementer avec les habitants lorsqu'un projet de mine, apporté par une compagnie aussi retorse que l'employée qui les repésente, cherche à les exproprier. Ajoutons à tout ça un pseudo drame shakespearien de la quête du pouvoir corrupteur, un sherif alcoolique et drogué, des méchants très méchants, une love story mignonette et une autre pas intéressante, et le résultat est d'un mauvais goût excentrique, qu'on regarde avec perplexité en essayant de comprendre s'il y a un récit et où celui-ci peut bien aller.
S'il faut en juger le dernier épisode de la saison 1, l'inventivité des scénaristes dans ce domaine est bien supérieure à la nôtre, d'autant plus qu'ils ont fait l'impasse sur tout souci de réalisme depuis un bon moment déjà.
Définitivement n'importe quoi, bizarrement sympathique.
 
Happy Valley
Cette série britannique est l'inverse de celle précédemment citée. On y suit le difficile quotidien d'une policewoman anglaise, dans une petite ville sinistrée par la crise. Elle a la cinquantaine et un sacrée caractère, vit avec sa soeur, une ancienne alcoolique, en couchant de temps en temps avec son ex-mari, et en élevant péniblement son petit-fils, fruit du viol de sa fille, décédée peu après la naissance de l'enfant. Il y a un coupable pour cet ancien crime qui a bouleversé sa famille, et nous allons le rencontrer bien assez tôt... Happy Valley est une grande série, qui a le souci de dépeindre la Grande-Bretagne avec réalisme. Nul n'y est juste, nul n'y est bon : les hommes politiques ont des passe-droits, les comptables se lancent dans le kidnapping, et les policiers mènent leurs guérillas personnelles. L'ambivalence et la mesquinerie de l'âme humaine, à hauteur de village, servis par des acteurs brillants. 
Et en plus, le discours est profondément féministe


Et des livres : 
Impression globale : un peu pareil. J'en arrive au stade où ma curiosité renâcle un peu, il est temps de trier pour lire des choses plus satisfaisantes.


Les variations Sebastian et Dernière nuit à Montréal, d'Emily St John Mandel
Lus à la suite de Station Eleven, pour mieux appréhender le style et les intérêts de l'auteur, ces deux livres présentent des similarités qui laissent transparaître certaines obsessions. Ce qui me touche, c'est qu'on retrouve en creux des êtres humains fragiles qui tentent de survivre dans la société moderne. Qu'il s'agisse du petit ami, chercheur raté et pantouflard peureux de Dernière nuit à Montréal, aux beaux portraits du quatuor de musiciens dont les promesses de l'adolescence ne se sont jamais concrétisées, dans Les variations Sebastian, il y a tout un motif du mal-être, de l'inadaptation face à notre monde et à ses dysfonctionnements, que le personnage de Miranda dans Station Eleven illustre également. Il me semble que c'est un motif qui parcours tous les écrits de St John Mandel, avec des personnages englués dans des mécanismes (sociaux, psychologiques, professionnels...) plus forts qu'eux, errant dans des vies qu'ils jugent vides de sens et qui, si elles en trouvent, n'en ont que pendant un court instant.
Lire Emily St John Mandel, c'est ressentir en note de fonds une forme de mélancolie sarcastique face à la réalisation de l'inutilité de l'être moderne, réduit à l'état de machin sentimental et complexé cherchant aveuglément une voie d'accomplissement, ce qui le conduit à emprunter des voies auparavant légitimes que l'évolution de la société a condamnées, distordues, ridiculisées, et qui ne peuvent plus être que destructrices (je pense au jeune journaliste des Variations Sebastian, conduit peu à peu à renier les valeurs du journalisme pour conserver son travail, au consultant en ressources humaines de Station Eleven, qui mène sans s'interroger des séances de dénonciation sur d'autres professionnels).


La fille qui naviga autour de Féérie sur un bateau construit de ses propres mains, Catherynne M. Valente
J'aime beaucoup cette autrice pleine d'audace et de bonnes idées. Le roman en question est un livre jeunesse qui devrait faire la joie d'un jeune lecteur (vers 10 ans ?), en panachant en rythme Alice au pays des merveilles, Narnia de C. S. Lewis et Lombres de China Miéville. C'est un peu trop enfantin pour moi, qui ai deux décennies de lecture de plus.

Critique macédonienne de la pensée française, Viktor Pelevine
Réussir à ne pas dresser encore une couronne de lauriers à Pelevine va être compliqué, mais résumons : il s'agit d'un chouette recueil de nouvelles dont la première partie pourrait réjouir un fan du Diable est au piano de Léo Henry. On y rit de bon coeur, et la manière dont il ridiculise les nouveaux riches Russes est un régal. Par contre, la deuxième est quasi-illisible, Pelevine ayant cette tendance au débat philosophico-spirituel, qu'il mène tout seul en laissant son lecteur à la porte.

Et des expos : 
Impression globale : j'ai pas eu beaucoup de temps, mais j'ai enfin réussi à visiter les collections permanentes du Centre Pompidou (et ça suffit à ma joie, oui).

Kollektsia 
Un don de la fondation Vadimir Poutine, on l'apprend en entrant dans les salles dédiées à cette accrochage, au quatrième étage du Centre Pompidou. Cette donation porte sur l'art contemporain Russe, des 50's à nos jours. Plusieurs choses ont retenu mon attention : les photographies magnifiques de Fancisco Infante-Arana, le Sots-art dans son ensemble (en shématisant, la version soviétique et très ironique du pop-art, dont l'objet était de moquer la propagande d'Etat), et l'entrée de l'exposition, présentant les oeuvres du génial Dmitri Prigov, artiste touche-à-tout, poète, dessinateur et performeur, entre auteur d'une "Apothéose du flic", qu'on pourra le voir réciter dans une stupéfiante archive, coiffé d'une casquette de policier, de lunettes d'aviateur, devant une énorme télé, installé dans le fauteuil d'un appartement russe typique. Et malgré les années, malgré l'obstacle que constitue la langue russe, les visiteurs de l'exposition s'arrêtent de longues minutes, mesmérisés par l'humour qui transparaît de cette prestation. Dmitri Prigov est formidable, j'espère qu'on aura l'occasion d'en connaître un peu plus.

Provoke
Trois numéros de revue de photos plutôt underground publiés dans les 60's auront suffi à marquer durablement le paysage photographique japonais. Cette revue, Provoke, est le témoin des expérimentations de quelques photographes engagés, qui filment les luttes sociales de leur pays, et définissent une esthétique brute, floue, granuleuse.
L'exposition, passionante, donne une bonne idée de ce qu'était le Japon à l'époque, et la partie dédiée à la performance est jubilatoire, racontant à l'aide de photos, de plans et de vidéos, d'incroyables jeux joués avec le public, et qui permettent de se rappeler qu'aux mêmes dates, en France, c'était mai 68. 

Et des films :

Juste la fin du monde, Xavier Dolan
Ce film contient bien tous les défauts que la presse a pointés : acteurs incapables d'aller au delà du cliché, réalisation peu inventive... Mais le film survit grâce au texte de Lagarce, dont la puissance repose sur le décalage insupportable entre actes, paroles et ressentis. Enfermés avec ces phénomènes problématiques que sont les personnages, les spectateurs étouffent, et c'est ce que veut Dolan, nous impacter physiquement par la violence inutile des discours, qui disent trop des coeurs blessés qu'ils cachent et ne résolvent rien.
Je suis émotive, ça a marché.

Miss Peregrine et les enfants particuliers, Tim Burton
Un Burton enfantin, oubliable mais sympathique, adapté fidèlement du roman jeunesse éponyme. On passe un joli moment, on s'ennuie un peu car tout est très convenu.

Bonus : Des trucs que j'ai fait avec mes mains : 
Un atelier sérigraphie pour comprendre comment ça marche / un atelier sketchnote pour pareil / je suis un inscrite à un atelier d'arts plastiques où je bidouille des trucs inattendus (dont des sachets de thé secs) dans la joie la plus complète / une expérience avec un appareil photo argentique aimablement prêté, et dont le résultat, que je viens de recevoir, m'éblouit complétement (le grain, la couleur, wahou je suis wahou).

Quoi pour la suite ? Octobre est bien entamé, on verra.




mardi 4 octobre 2016

Station Eleven, Emily St John Mandel

Qu'on l'aie voulu ou pas, il n’était pas possible ces derniers temps d’éviter Emily St John Mandel. Elle est l'auteur d'un roman post-apocalyptique remarqué, Station Eleven, originellement paru en 2014 aux Etats-Unis, et disponible en France depuis cette rentrée, aux éditions Rivages, qui l'éditent en France. Le livre a été traduit par Gérard de Chergé, son traducteur attitré, habitué à la littérature policière.



Station Eleven s’ouvre sur la mort d’un acteur, Arthur Léander, pendant la représentation du Roi Lear, dont il tient le rôle titre. On essaye de le sauver, mais il est trop tard, et de ce point dramatique presque anodin dans l’histoire de l’humanité démarre l’apocalypse, dont nous apprenons qu’elle est dûe à une super grippe, qui a exterminé 99% de la population mondiale, et mis fin à la société moderne. Plus d’économie de marché, mais plus non plus d’électricité, d’internet, de gasoil, de dentiste : la technologie a disparu.
Les humains sont répartis en petites communautés très éloignées les unes des autres et repliées sur elles-mêmes.
Dans cette société où la nature a regagné sa place, vingt ans après la catastrophe, subsiste une troupe nommée la Symphonie itinérante. Composée d’acteurs et de musiciens, sa devise est tirée de Star Trek : “Parce que survivre ne suffit pas.” Cette troupe va de village en village pour jouer du Shakespeare et du Beethoven, pour proposer aux survivants ce qu’elle pense être le meilleur de l’ancien monde, et tenter de subsister malgré les dangers : car entrer dans un nouveau village, dans cet univers, est un coup de poker.
Ces deux éléments suffiraient à faire de Station Eleven une très bonne histoire. Mais on y trouve bien plus : le récit décrit différents personnages sur une trajectoire d’une trentaine d’années, avant et bien après la catastrophe. Très vite, on devine qu’ils sont liés les uns aux autres, et tout l’art d’Emily St John Mandel, qui est à l’origine autrice de romans policiers, est de ménager son suspens et de jouer avec les pistes, comme ce mystérieux roman graphique, qui à différentes étapes de son existence, passe entre les mains de tous.

Suivre ces personnages émouvants et solidement écrits, rend les conséquences de la catastrophe plus visibles encore. En compagnie de Kirsten, la jeune comédienne de la Symphonie, qui pille les lieux abandonnés pour survivre, on dévoile avec pudeur les drames de la catastrophe passée : ces gens isolés dans un aéroport, qui n’ont dû leur survie qu’à un panneau indiquant “Quarantaine” à l’entrée de l’autoroute qui la dessert, ces morts par milliers sur les routes, ces villageois gagnés par des folies sectaires et qui décident de sacrifier leurs voisins, cet avion qui s’est posé tous feux éteints à l’autre bout de la piste, et dont personne n’est jamais descendu.

Outre ce côté vertigineux, Station Eleven constitue une réflexion sur la place de la technologie dans notre vie : les survivants se racontent ce qu’était l’air climatisé, une page internet, ou le vocabulaire du management, avec un recul émerveillé, et leurs enfants ne les croient pas, ne comprennent pas, à tel point qu’on imagine qu’ils crééront une société radicalement différente, envisagée avec un certain optimisme. Enfin, c’est un livre sur la culture sous ces différentes formes, et un hommage à ceux qui y consacrent leur existence, qu’ils soient acteurs, auteurs de bande dessinée, musiciens, responsables de musée improvisé, ou journalistes dans l’unique journal de l’après. Dans Station Eleven, la culture est le pont entre les mondes et entre les gens, l’espoir qui donne du sens.

Il y a plusieurs façons d'aborder l'apocalypse en SF : en se focalisant sur la technologie, l'horreur, le drame... Le choix fait ici est celui de la réflexion sur la société contemporaine, ses malfaçons et ses ridicules, ainsi que sur l'humanité qui persiste malgré tout, autrement. L'apocalypse est bien là, mais traité différement, à distance, ce qui me semble-t-il, n'ôte rien à sa violence émotionelle.
On trouve dans ce roman des personnages et des réflexions qui nous accompagneront bien au delà de notre lecture. Celle-ci terminée, on pourra retrouver des thématiques très proches dans le reste des oeuvres d'Emily St John Mandel.

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Station Eleven, Emily St John Mandel, traduit par Gérard de Chergé, Rivages, 2016.