lundi 9 octobre 2017

The only ones, Carola Dibbell

"J'ai dû regarder par la fenêtre peut-être dix minutes avant que Rauden arrive, il soufflait tellement fort qu'il a dû se reposer le gras contre la porte un moment. "Si vous voulez bien me suivre dans mon bureau?", il me fait. "Pour quelques tests...rien d'invasif. Janet!", il crie. "Pas d'appels. Je vais dans le Débarras avec le Sujet."
Sujet? Alors ça c'est une nouvelle. Je savais pas que j'étais le Sujet. Je croyais que j'étais le Coursier. Coursier, tu fais un voyage. Sujet, tu sais pas c'est quoi qui va arriver.
Ben moi ça me va."



On pourrait entrer dans The Only ones par la comparaison.
C'est La route de Mc Carthy mais avec des filles, ou bien c'est Journal de nuit de Jack Womack, mais à l'envers, de la pénombre vers la lumière, ou encore c'est La Servante écarlate d'Atwood avec des technologies génétiques.
Ce serait assez juste : tous textes dystopiques puissants, mettant en scène d'impressionants personnages principaux, servis par de belles écritures.
Mais ce serait trop rapide, et on n'aborderait pas tout ce qui fait l'intérêt de The Only ones, premier roman écrit par la journaliste rock Carola Dibbell.

Lorsque Moira Kissena Fardo commence à nous raconter son histoire (à nous/ à une mystérieuse tierce personne), elle décrit une toute jeune femme dans un monde décimé par les pandémies et la chute de la natalité. Les plus fortunés y survivent en essayant d'exercer un contrôle absolu sur leur environnement : ils vivent dans des dômes aseptisés, contrôlent entrées et sorties, sources d'alimentation et imperfections génétiques ...
Moira, elle, a survécu dans un des quartiers les plus pauvres de New York, en buvant l'eau contaminée des flaques d'eau, malgré le risque d'attraper les pires maladies.
Car Moira est une Vivace : son ADN modifié lui permet de résister à toutes les épidémies.
C'est cette caractéristique qu'elle vend pour survivre depuis son enfance, sous toutes ses formes : dents, sang, ovules ... Comme elle le dit dans l'extrait ci-dessus, elle est le coursier de son propre corps, un coursier détaché, plus mauvaise herbe qu'être humain, qui cherche avidement à persister dans le monde.
Au cours d'une de ses "livraisons", elle se retrouve mêlée à un projet scientifique bricolé dans une ferme, duquel elle partira chargée d'un enfant, Ani, son clone, qu'elle va élever malgré les dangers.
Cette éducation est au coeur de l'histoire : c'est au travers de la lutte pour nourrir sa fille, l'éduquer et lui offrir une meilleure vie que Moira gagne son humanité. A travers l'amour absolu qu'elle lui porte, à travers les sacrifices qu'elle lui consent, Moira se trouve elle-même.
 Si dépouillé de ses atours science-fictifs, The only ones est un incroyable récit d'amour maternel, qui dépeint avec efficacité le combat de parents pour offrir un meilleur destin à leurs enfants.

Carola Dibbell fait un travail d'écriture remarquable avec des moyens très simples.
Notre narratrice non fiable, Moira, est illettrée. Elle n'a pas un vocabulaire très étendu, mais cette limitation et les répétitions qui en découlent décuplent la puissance des émotions évoquées.
A titre d'exemple, le gimmick "Et qui je vois ? Ani Fardo, toujours vivante", régulièrement utilisé, traduit à chaque fois efficacement l'émerveillement des retrouvailles lors que toutes deux ont été séparées, ne serait-ce que par l'école. Le jeu avec cette expression parvient à traduire plusieurs choses : la fragilité de la vie dans ce monde, l'éblouissement face à la survie de la petite fille, et l'amour inconditionnel que Moira lui porte. La rythmique rock qui impacte tout le récit, vraissemblablement héritée de la critique musicale, fait de Moira une digne descendante de Lester Bangs.

 La science-fiction, sous la forme de cette société bouleversée et de la manipulation génétique, n'en est pas pour autant secondaire : la vision d'un monde où la survie dépend du bidouillage de l'humain, sous les formes d'un improbable do it yourself réalisé par un véto campagnard, est fascinante. D'autant plus que le roman s'abtient de juger de la monstruosité des créatures produites : pour Ani comme pour son grand ancêtre la créature de Frankenstein, ce qui compte réellement, c'est l'humanité, et l'amour de ses frères humains.
Qu'on le lise pour ses aspects science-fictifs ou pour la qualité des relations qui y sont décrites, The Only ones, récit stupéfiant rédigé par une jeune auteur de 70 ans, est un très beau roman.



The Only ones, Carola Dibbell, traduit par Théophile Sersiron, au Nouvel Attila, septembre 2017.

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